Éric Maurin - le ghetto français

Ces dernières années ont vu se développer en France un matraquage idéologique particulièrement fort, au services de concepts ambigus sur-utilisés par le récent président élu et ses affiliés. Sécurité, intégration, délinquance, exclusion : autant d’expressions dont le sens peut être très utilement multiple pour, finalement, aboutir à des définitions servant la cause du parti – dont on connait le goût du détournement démagogique.

Paradoxalement, certains tabous sont tombés dont on ne peut que célébrer la chute. L’idée d’une société française ghettoisée, fragmentée et minée par la ségrégation n’est plus présentée comme un fantasme de militants ou d’intellectuels catastrophistes. Vingt quatre ans après les Minguettes, et au moment d’une nouvelle explosion de colère dans les quartiers populaires, cette reconnaissance est la moindre des choses : « face à la réalité des quartiers, la pudeur et le long cortège des euphémismes d’hier n’est plus de mise ».

Ce sont les contours de cette société excluante qu’Eric Maurin veut préciser. L’approche est rigoureuse, puisque l’auteur est économiste et statisticien : il base son étude sur les enquêtes Emploi de l’INSEE, effectuées sur un échantillon représentatif (4000) de petits voisinages de 30 à 40 logements adjacents, pour comparer la répartition des catégories sociales dans chaque voisinage avec une situation théorique de mixité parfaite. L’équation est simple : plus l’écart est grand, plus la ségrégation est forte.

Ce phénomène, qui apparait avec « la réduction à tout prix de l’incertitude des rencontres et de la variété du voisinage par où se définissait un certain idéal de sociabilité urbaine », est profondément lié au territoire. Or, « si [ce dernier] est l’enjeu d’une compétition aussi âpre, c’est que le lieu de résidence et les interactions sociales qu’il conditionne comptent parmi les ressources essentielles d’une concurrence généralisée pour les meilleurs destins, laquelle s’engage désormais dès l’enfance ».

La qualité de la recherche effectuée permet deux choses : d’abord de confirmer par la méthode scientifique un état des lieux perçu par tous, le fort degré de ségrégation qui règne en France ; mais aussi de mettre en lumière la complexité de cette situation, puisque l’auteur pointe du doigt la généralisation de la ségrégation à tous les échelons de la société. L’image simple – et par là même, réconfortante – d’une société comprenant une minorité d’exclus, bien identifiés, face à une majorité d’inclus cède alors la place à une autre réalité, présentée à grands renforts d’indicateurs statistiques fiables et rigoureux : « le ‘‘ghetto français’’ n’est pas tant le lieu d’un affrontement entre inclus et exclus, que le théâtre sur lequel chaque groupe s’évertue à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l’échelle des difficultés ».

Autre point essentiel, qui laisse songeur : la ségrégation socio-spatiale se maintient en France depuis les 20 dernières années, sans s’accroitre ni se réduire de façon significative. Ce constat « laisse entrevoir (..) une société à la fois fragmentée et figée, hantée par la peur du déclassement. Une société où l’on change souvent de trottoir ». Le blocage est donc plus profond qu’il n’y parait, et les solutions, moins évidentes…

Eric Maurin s’interroge d’ailleurs sur le relatif échec des politiques sociales de ces 20 dernières années. Logement social, politiques d’accès au logement, zones franches pour favoriser l’installation… Les ratés apparaissent comme causés par une erreur d’appréciation fondamentale : « c’est peut-être aux individus eux-mêmes qu’il faut s’adresser, plutôt qu’aux territoires ». Quant à la politique des Zones d’Education Prioritaires, si elle part d’un principe sain (« donner plus à ceux qui ont moins »), l’éparpillement de moyens trop faibles sur un trop grand nombre de zones en a considérablement réduit l’efficacité.

Ainsi, la conclusion de ce frappant essai est bien de diriger les politiques d’aide vers les individus plutôt que vers les territoires. E. Maurin n’hésite pas, pour ça, à prendre clairement position : « l’ensemble de nos politiques publiques pour la santé, le logement ou la formation peut être réorienté de manière à se concentrer réellement sur les jeunes les plus démunis et à éviter de se disperser sur un trop grand nombre de bénéficiaires, ou de territoires, choisis selon des critères manquant de transparence ou de souplesse ».

Le ghetto français est un ouvrage comme on aimerait en voir plus, court mais pas réducteur, fruit d’une recherche originale et d’une documentation sérieuse. Sans trop d’illusions non plus, on ne peut que recommander à nos anciens-nouveaux dirigeants de se remettre à la lecture, s’ils veulent éviter le pire – qui est déjà en marche.

Olivier Delbard, Prospérité contre écologie? L’environnement dans l’Amérique de G. W. Bush, Lignes de repères, 2006 Chronique publiée initialement sur acontresens.com

Jérémy Garniaux
Jérémy Garniaux
Cartographe & développeur